"Une œuvre au noir,
la substance contenue et délimitée
par la forme"
Hanna Baudet
— Cannes, 2023
« Du monde des idées,
il rentrait dans un monde plus opaque de la substance contenue
et délimitée par la forme. »
Marguerite Yourcenar, L’Œuvre au noir, 1968
Suivre les traces de Jean-Philippe Roubaud, c’est accepter de mettre ses certitudes de côté et se lancer dans un voyage vers des univers inconnus. Dès les premiers pas dans les salles du Suquet des artistes, un élément surprend : dans cette exposition pourtant consacrée au dessin, le premier matériau qui se présente à nous n’est pas la feuille de papier traditionnelle mais des morceaux de carrelage posés à même le sol. Cette première pièce évoque plus un chantier de fouilles qu’une galerie d’art. Une impression renforcée par le rail d’éclairage qui restreint l’espace et, tel un carroyage, découpe une zone de prospection fictive. C’est, en réalité, une archéologie du dessin qui se déploie sur ce sol. Dans cette première œuvre, l’artiste en réinvente l’origine. Ce médium, placé au bas de la chaîne artistique, dans l’ombre de la peinture et de la sculpture, est souvent considéré comme un moyen de produire une œuvre plus qu’une fin en soi. Jean-Philippe Roubaud le place au centre de son travail. S’érigeant contre une vision classique du dessin comme objet d’étude, il compose une archéologie imaginaire qui met au jour un nouveau mythe fondateur.
Mais au-delà de la naissance de cette technique, c’est sa place dans l’histoire de l’art que l’artiste questionne. Renversant les hiérarchies et les normes, il revendique une autonomie du dessin et le sort de l’intimité dans lequel il a bien souvent été relégué. La multiplicité des supports rencontrés dans l’exposition, que ce soit la céramique ou la chaux qui recouvre les murs, pose la question de sa matérialité et s’inscrit dans la volonté de l’artiste de décloisonner les classifications communément admises. À ce titre, Jean-Philippe Roubaud traverse l’histoire de l’art. Pour pouvoir tout nier, il doit tout connaître. Maîtriser son sujet dans le but de le détruire et, peut-être, une fois cette démolition accomplie, le reconstruire.
Ainsi, explorant les époques, les mouvements et les techniques, il a une connaissance approfondie des artistes qui l’ont précédé. Il n’est pas surprenant de croiser dans ses dessins la trace de Bernardo Bellotto, Jan Van Eyck ou encore Ambrosius Bosschaert. Cependant, l’étendue du savoir historique de l’auteur ne rend pas son œuvre élitiste ou pontifiante. En effet, il n’est pas nécessaire de reconnaître ses multiples citations pour l’apprécier. Ces nombreuses références participent à une mémoire collective et créent une impression de déjà-vu, comme lorsque nous reconnaissons des personnes croisées un jour sans qu’il nous soit possible de nous souvenir où et quand.
Cette exploration de l’histoire de l’art a offert à l’artiste des rencontres surprenantes, tels ces personnages singuliers croisés dans les arrière-plans des peintures exposées dans les institutions culturelles. Le dessinateur les a rassemblés et leur a donné un statut : ils deviennent, sous son crayon, les figurants et figurantes anonymes. Cachés, parfois oubliés, ils sont placés ici au premier plan. Jean-Philippe Roubaud interroge par cette orchestration notre façon de regarder les œuvres. Ce peuple de l’ombre voit son importance encore accrue par l’installation dans le grand couloir du Suquet.
Les références convoquées par l’artiste ne se limitent cependant pas à un corpus historique obscur. Elles oscillent entre culture savante et culture populaire, sacré et profane, peinture et littérature. Jean-Philippe Roubaud semble absorber ce qu’il voit, ce qu’il lit, ce qu’il écoute, et le réintègre dans son travail. Tour de Babel personnelle, la peinture y côtoie le rock, Georges Didi-Huberman rencontre Howard Phillips Lovecraft et des figures du zodiaque voisinent des grotesques florentins.
Au-delà de son odyssée dans l’histoire de l’art, le voyage initié par l’artiste se double d’un cheminement infiniment personnel. En témoignent les nombreux autoportraits qui sont accrochés dans l’exposition. L’artiste se regarde sans fard et sans pudeur. Loin d’afficher un « je » idéal, il représente son corps avec une précision médicale. Le moindre tatouage est reproduit à l’identique et modifications du corps et de l’oeuvre vont de pair. Cette fidélité du trait n’est cependant pas exhibition. C’est sa chair dans toute sa vérité qu’il offre à nos yeux. Par cela, il fait siens les mots du Dieu imaginé par Pic de la Mirandole, qui énonce : « Je t’ai placé au milieu du monde afin que tu puisses mieux contempler ce que contient le monde. » En s’observant lui même, l’artiste tente de toucher du doigt le secret de la création. L’autoportrait devient un miroir commun et transforme cette étude personnelle en leçon universelle qui contient un message général : la mort est au bout du voyage. Dans Amor fati, on découvre ainsi une représentation de l’artiste au présent entouré de deux autres figures : d’un côté, lui enfant et, de l’autre, un portrait de son père ; ce dernier tient la main d’un squelette qui l’emmène hors du cadre. Jean-Philippe Roubaud intègre ses proches à sa quête. Cette oeuvre, qui reprend le topos des trois âges de la vie et de la danse macabre, est un memento mori. Préoccupation très présente dans les représentations médiévales, elle nous rappelle notre condition de mortels et l’aspect éphémère de toute existence.
Ce n’est pas la seule allusion à la mort que l’on croise dans l’exposition. Le sujet est omniprésent : ici un crâne, là une fleur fanée, là encore un oiseau mort, le couloir même prend des allures de columbarium. L’acceptation de la fin est fondamentale pour appréhender l’œuvre de Jean-Philippe Roubaud. C’est un cheminement qu’il a fait sien ; en proclamant « Amor fati », il affirme, à la suite de Nietzsche, qu’il a accepté son destin. Plus encore celui de ses proches, car en demandant à son père de poser, il apporte une dimension supplémentaire à cette observation. Il interroge les liens avec les générations précédentes et les possibilités de transmission. Que nous lèguent nos parents ? Le père meurt avant son fils et lui transmet son savoir, charge à lui de faire de même avec ses enfants. Dans ce cortège macabre, les destinées se succèdent.
La figure centrale de l’œuvre représente l’artiste aujourd’hui, dans une attitude de défi. Son geste irrévérencieux et son sourire en coin lui donnent l’allure d’un adolescent effronté. Est-ce la mort ou est-ce le visiteur qu’il provoque ainsi ? La question reste posée, elle est, dans tous les cas, caractéristique de l’ironie et de l’humour qui brisent le sérieux et l’austérité de façade de l’œuvre de Jean-Philippe Roubaud. Cette espièglerie se retrouve dans le traitement qu’il réserve aux céramiques. Refusant un usage ornemental, il n’hésite pas à briser les assiettes qui lui servent de support. Les ébrécher, c’est non seulement refuser la dimension décorative de ces objets, mais aussi se positionner contre l’esthétisation qui menace un art contemporain vidé de son sens. L’artiste s’amuse également à piéger le visiteur en jouant sur les registres du vrai et du faux. L’illusion devient réalité et la réalité devient illusion. Les nombreux trompe-l’oeil présents dans ses dessins sont parfois difficiles à remarquer. Quelle planche est dessinée et quelle planche est collée ? Les différents canopes exposés participent à ce jeu de faux-semblants, certains sont remplis d’huile de térébenthine, brouillant ainsi la frontière entre dessin et peinture. En piégeant nos sens, le dessinateur facétieux remet en question les séparations pointilleuses entre les catégories artistiques. Enfin, reprenant le topos classique de la mouche, il rappelle que les dessinateurs ont eux aussi, au même titre que les peintres, été dotés de la magie de Zeuxis.
Néanmoins, si Jean-Philippe Roubaud s’amuse, son rire est celui de Démocrite, car il sait, lui qui scrute le chemin vers la mort, le ridicule des errements de l’humanité. Il se moque de nos vaines tentatives pour échapper à une fin certaine. Dans l’écho de son rire, on peut d’ailleurs percevoir une pointe de tristesse. Le dessinateur est un Janus, au visage à la fois souriant et douloureux. On devine à travers son œuvre la souffrance et la solitude qui accompagnent l’artiste dans son travail. La souffrance, car on perçoit, derrière les multiples détails, la profusion des symboles et des références, le côté obsessionnel de leur auteur. La maîtrise parfaite de sa technique laisse percevoir les heures passées dans l’atelier, isolé, avec l’angoisse que l’alchimie qu’il convoque ne transforme finalement l’or en boue. Les artistes, poètes et alchimistes qui l’ont précédé le savent, le chemin qu’ils empruntent est un voyage solitaire, où le désespoir guette et dont l’issue peut leur être fatale. Rares sont les témoignages de trésors retrouvés et Midas, le premier de ces alchimistes, trépasse d’avoir obtenu ce dont il rêvait.
Comment se fait-il, alors, qu’un homme choisisse de s’engager dans une voie si sombre ? Cette quête vaut-elle un engagement physique et intellectuel si intense ?
« On n’est bien que libre », affirme Marguerite Yourcenar dans L’Œuvre au noir. C’est pour cela que, suivant la route tracée par Zénon, Jean-Philippe Roubaud a délibérément choisi de s’éloigner de la voie dans laquelle il s’était engagé pour un chemin plus obscur et complexe. Les doutes et obstacles qu’il y rencontre sont indispensables à la construction de son œuvre. Dans cet esprit, l’exposition présentée au Suquet se transforme en un voyage initiatique qui permet de découvrir tous ses questionnements. Dans ses pas, le visiteur entame son chemin en se confrontant à la terre. Puis, obscurum per obscurius, acceptant de suivre les rituels et d’affronter l’obscurité, il perçoit le coeur de l’artiste à travers sa spiritualité singulière. Le retable The Drawer se détache de ses attributs catholiques pour devenir un autel dédié au dessin qui rappelle la contestation des cadres et codes de l’art portée par l’artiste. La guerre qu’il a déclarée n’est pas une lutte grandiloquente et tapageuse. Jean-Philippe Roubaud prend soin de nettoyer le sang versé et de ranger le champ de bataille à l’issue des combats. Loin des grands discours ou autres manifestes, c’est une révolution d’atelier dont il est question ici. Oubliant son ego, l’homme s’efface au profit de son art. Le combat qu’il mène se fait sans bruit et sans effusions. « Je ne veux pas faire du dessin, je veux être le dessin », aime-t-il répéter, se détournant d’un projet strictement personnel pour atteindre l’universel. Enfin, le visiteur qui a réussi à dépasser ces épreuves atteint l’éther. C’est paradoxalement sous terre, sous les voûtes ténébreuses du Suquet, que l’horizon se découvre finalement.
Que reste-t-il au bout de ce voyage ? Dans ses œuvres, Jean-Philippe Roubaud invite le visiteur à dépasser les frontières qui le contraignent, qu’elles soient physiques ou symboliques. Où va ce squelette ? Qu’y a-t-il derrière ce pan de mur déchiré ou dans ce tiroir fermé ? L’image exposée pousse à interroger sur ce qu’il y a au-delà. C’est, en partie, pour engager le visiteur, exciter sa curiosité et son imagination que l’artiste joue avec sa frustration. Certaines œuvres, pourtant présentes dans les salles d’exposition, ne seront jamais montrées. Demeurant invisibles, elles rappellent l’impossibilité pour l’être humain d’acquérir une connaissance exhaustive de l’univers. D’autres dessins ne seront visibles qu’à certains moments de la journée. C’est le cas du retable, qui se présentera tantôt ouvert, tantôt fermé. L’artiste bouscule les règles de l’exposition et reprend ainsi le pouvoir. Cette position d’autorité est revendiquée au coeur même de ses dessins. Les bulles légères que l’on trouve ici et là reflètent l’envers du décor. L’artiste jongle entre présence et absence car il n’est pas épargné par la question fondamentale que l’exposition, memento mori contemporain, pose : que laisserons-nous après notre mort ? Interrogation d’autant plus prégnante dans une société où l’angoisse de ne pas être visible prime bien souvent. Quand le squelette du triple autoportrait aura finalement gagné la partie, qui peut savoir ce qui survivra au passage du temps ? Dans un futur plus proche, quand les murs du Suquet seront repeints et que l’exposition ne sera plus, quelle trace gardera le lieu du passage de celui qui a mis tant d’énergie à le recouvrir de graphite ?
Une seule chose, cependant, restera certaine : « Jean-Philippe Roubaud fuit hic. »
Hanna Baudet est commissaire indépendante et directrice du Pôle d’art contemporain de Cannes.
Hanna Baudet a pris la direction du Pôle d’art contemporain de Cannes en janvier 2021. Elle conçoit la programmation des expositions du Centre d’art La Malmaison, du Suquet des artistes et de la Villa Domergue.
extrait du catalogue Didascalie 6 À l’ombre de la lumière
Bernard Chauveau Édition
Dépôt légal : novembre 2023
ISBN : 978-2-36306-348-9